#13 "Pour se signaler, on brûlait un genévrier et on repérait les autres troupeaux à la fumée."

Nicolas et Mona Marion, anciens bergers

Bonjour à toutes et tous,

On se retrouve ce mois-ci pour un nouvel entretien autour des brebis, cette fois-ci avec Nicolas et Mona Marion, qui ont longtemps exercé comme bergers salariés pour différentes fermes. J’ai beaucoup apprécié notre échange et je suis ravie de le partager avec vous.

On retrouvera ensuite une nouvelle ferme imaginaire écrite par Vincent Leconte.

Au fait, vous aurez sans doute remarqué que la newsletter est maintenant hébergée sur Substack. Rassurez-vous : rien ne change pour vous, mais ça simplifie les choses pour moi :-)

Bonne lecture !


Entretien

Quel est votre parcours ? Comment êtes-vous devenus bergers ?

Nicolas. Je ne suis pas issu du milieu agricole, j’ai grandi en région parisienne, mais j’allais en vacances chez ma tante en Aveyron. Là-bas, je passais beaucoup de temps dans la ferme d’à côté, à l’étable et dans leurs champs à garder les vaches avec le vacher. Je pense que c’est là que j’ai eu le déclic. 

Mona.  J’ai grandi en ville dans le Tarn. J’allais régulièrement dans la ferme familiale de mes grands-parents en Aveyron. Je n’étais pas attirée par l’extérieur et je restais plutôt avec ma grand-mère pour l’aider dans ses tâches ménagères. Malgré tout j’aimais bien l’ambiance paisible de l’étable quand les vaches sont rassasiées et l’odeur du foin qui a imprégné mon enfance. Après le bac, pour faire plaisir à mes parents, je me suis inscrite dans un IUT pour  faire des carrières juridiques et judiciaires à Toulouse. Je me suis retrouvée enfermée en amphi et ça ne m’a pas plu, donc j’ai arrêté. Je suis partie dans une ferme qui acceptait des stagiaires dans le cadre du Plan Barre, c’étaient des stages payés par l’État. 

© Nicolas et Mona Marion© Nicolas et Mona Marion

Nicolas. Je n’ai pas du tout eu le même parcours. Après la 3ème, je me suis orienté vers une école d’agriculture dans l’Oise pour passer un BEPA, j’ai fait plusieurs stages dans le milieu agricole, mais je crois que je voulais me spécialiser dans la brebis. En fait, j’ai été marqué par la couverture d’une revue où on voyait un berger barbu avec un cape et un bâton de berger, et j’ai eu envie de faire ça. J’ai donc fait un an de stage dans un élevage de brebis laitières pour pouvoir entrer dans l’école de bergers de Saint-Affrique.

Mona. Pour ma part, pendant mon année de stage, des collègues m’ont suggéré de rejoindre l’école de Saint-Affrique. Au début, ça ne m’intéressait pas du tout, puis l’idée a fait son chemin, et j’ai moi aussi fait un an de stage pour rejoindre l’école de Saint-Affrique. J’avais ce même rêve de rencontrer un berger avec une grande cape, un chien et une grande barbe. Je l’avais dessiné à partir de la revue dont parlait Nicolas, et j’avais mis le dessin sur l’un de mes manuels d’apprentissage. Et Nicolas et moi nous sommes rencontrés, donc, à Saint-Affrique ! La formation durait 8 mois et l’objectif était de préparer un BEPA avec une option « ovins lait », pour apprendre la traite et la production laitière. Nicolas et moi étions notamment passionnés par l’agnelage.

Nicolas. La formation était surtout pensée pour les néo-ruraux comme nous, qui n’étions pas issus du milieu agricole. De notre côté, on ne voulait pas vraiment s’installer, on savait que ça engageait de nombreuses contraintes. 

Vous avez donc préféré être salariés. Comment cela s’est-il fait ? 

Mona. Finalement, à la fin de la formation, nous étions amoureux ! On était au début de notre vingtaine, on avait envie de découvrir le monde agricole tout en étant libres, donc être salariés était une solution. 

Nicolas. Sachant qu’être salariés, à l’époque, ce n’était pas l’idéal. On était mal logés, c’était compliqué d’avoir des congés… c’était dur, très précaire, d’autant plus pour nous qui n’étions pas du milieu agricole.

© Nicolas et Mona Marion© Nicolas et Mona Marion

Mona. On a d’abord trouvé un emploi chacun de notre côté, dans l’Aude de mon côté pendant les mois d’été, et Nicolas, lui, travaillait  avec un ami dans le Gard. Mais avec l’éloignement, nous étions de plus en plus attachés et on a décidé de vivre ensemble. On a trouvé, dans la même ferme, une place de berger pour moi et une place d’aide berger pour Nicolas.

Nicolas. Pour être salariés à deux dans la même ferme, il fallait trouver de gros troupeaux. Il y avait 800 brebis dans cette ferme-là. Aujourd’hui cette taille de troupeau est beaucoup plus courante.

Mona. On est donc restés huit ans dans cette ferme.

Qu’est-ce qui vous a plu au point d’en faire votre métier ?

Nicolas. C’est le contact avec l’animal. Tu as l’impression d’être le chef de meute, c’est toi qui conduis le troupeau. 

Mona. Tu fais partie du troupeau.

Nicolas. Oui, une connexion se fait avec l’animal, que ce soit le troupeau ou le chien. Il n’y a pas de rapport de force avec l’animal, il faut une confiance mutuelle. Bon, la brebis peut s’alimenter seule bien sûr, mais si on veut un système productif, le berger est essentiel. 

© Nicolas et Mona Marion© Nicolas et Mona Marion

Mona. Moi, j’ai choisi les brebis plutôt par opportunité, grâce aux stages que j’ai faits. Je trouvais les brebis accessibles et j’adorais les agneaux. De plus ce métier que nous avons aimé nous a permis de vivre en famille proche de la nature et d’élever nos enfants avec des valeurs essentielles pour nous.

Est-ce que le chien est indispensable pour le berger ? 

Nicolas. Je ne sais pas comment ça fonctionne aujourd’hui mais pour nous, c’était essentiel. On passait beaucoup de temps à la garde du troupeau, on identifiait les endroits où le troupeau pouvait s’alimenter… On ne pouvait pas déplacer un troupeau tout seul. Le chien permettait d’aider le berger à diriger le troupeau.

À quoi ressemblait vos journées ?

Nicolas. Si on reprend les différentes étapes pour les brebis laitières, ça commence avec l’agnelage en novembre ou décembre : la brebis donne naissance à un ou deux agneaux. Elle les allaite ensuite pendant environ un mois. On débute la traite mi-décembre, jusqu’en juin. Un quart des agneaux femelles restent sur la ferme pour renouveler le troupeau et le reste des agneaux est vendu pour être engraissé. 

En juin, les brebis sont préparées à la saillie. L’éleveur met donc des éponges vaginales qui libèrent des œstrogènes pour déclencher l’ovulation. Elles sont ensuite inséminées ou montées par un bélier.

En production laitière, il est important que toutes les mises-bas soient groupées. Enfin, deux mois avant l’agnelage, vers septembre, on apporte un complément alimentaire pour renforcer la fin de la gestation. Les brebis qui ne produisent plus suffisamment de lait sont réformées. Et on passait aussi du temps au dressage de chiens pendant les périodes moins chargées.

Nicolas. Aujourd’hui, pour beaucoup d’élevages, les brebis sortent deux heures dans la journée, voire ne sortent pas du tout. C’est vraiment de l’exploitation. C’est aussi pour cela qu’on a arrêté d’être bergers vers 1998, on sentait que le métier était en train de disparaître.

© Nicolas et Mona Marion© Nicolas et Mona Marion

Mona. Au niveau des horaires, il y avait la traite entre 5h30 et 9 heures avec distribution de l’alimentation, fourrage, grain, surveillance du troupeau et soin aux animaux malades. On partait ensuite garder les brebis dans les champs ou sur le causse. Le causse est une grande étendue de cailloux, avec de l’herbe et des arbres comme de petits chênes, des genévriers. On gardait notre troupeau sur des causses communaux, partagés avec d’autres troupeaux. Il fallait donc éviter de les mélanger. Pour se signaler sur ces espaces, on brûlait un genévrier – ça paraît aberrant aujourd’hui ! – et on repérait les autres troupeaux à la fumée. 

Nicolas. Le causse communal sur lequel on était faisait 300 ou 400 hectares, il y avait largement la place, mais il fallait vraiment éviter de mélanger les brebis parce que les trier prend du temps. On leur mettait aussi des cloches dont le son était reconnaissable. Et puis c’est joli, mais c’est autre chose !

Est-ce que vous avez travaillé dans différents élevages ?

Nicolas. On a travaillé huit ans dans une première exploitation en Aveyron, puis sept ans dans le Tarn, deux ans en petite Camargue dans le Gard, et enfin une dernière année en Aveyron avant d’arrêter en 1998. On a toujours travaillé avec des brebis laitières.

Mona. Notre lait servait à faire du roquefort, même quand on était dans le Tarn. On a changé plusieurs fois de ferme parce que les enfants des exploitants arrivaient en âge de reprendre la ferme et on n’avait donc plus besoin de nous. Dans le Gard, on travaillait dans une ferme qui faisait la transformation du lait sur place mais on a décidé de partir parce qu’il n’y avait pas d’avenir pour nous ni nos trois enfants, on ne les voyait pas grandir là-bas. 

Nicolas. Il y a aussi eu des périodes pas faciles entre chaque contrat. Quand on perdait notre place, on perdait aussi notre logement et nos avantages : le jardin, le bois pour le chauffage…

Mona. Au tout début, on avait chacun une voiture, un chien et un sac à dos. On dormait sur des palettes et un matelas dessus, on a acheté des meubles petit à petit… On n’avait pas besoin de plus. La première chose qu’on a acheté avec nos premiers salaires – ça a fait bondir tout le monde – c’est une chaîne stéréo ! On a commencé avec de la musique à fond avec de bonnes baffles, des enceintes qui envoyaient bien. On aime beaucoup la musique et elle nous accompagne toujours aujourd’hui.  

© Nicolas et Mona Marion© Nicolas et Mona Marion

Qu’avez-vous fait lorsque vous avez arrêté en 1998 ?

Nicolas. J’ai travaillé sur une aire d’autoroute, puis j’ai été au chômage. Un patron est venu me chercher à la maison en me proposant de m’embaucher comme plaquiste. Avec trois enfants à nourrir, j’ai accepté. C’était compliqué pour moi parce qu’il fallait respecter les horaires, alors que j’étais plus libre lorsque j’étais berger. Et j’ai aussi appris le métier ! J’ai fait ça jusqu’à la retraite.

Mona. De mon côté, le maire de notre village m’a proposé un contrat d’emploi consolidé [contrat de travail à temps partiel pour une durée déterminée, dont la rémunération est partiellement prise en charge par l’État] renouvelable 5 ans pour l’entretien des espaces verts. J’ai fait du goudronnage, j’ai conduit des camions… À la suite j’ai été embauchée définitivement jusqu’à ma retraite, pour faire des remplacements à l’école, cantine, archives, urbanisme et secrétariat de mairie.

Nicolas. On a donc totalement arrêté d’être bergers, mais c’était un choix, on ne l’a pas subi. On n’était plus en accord avec les nouvelles pratiques d’élevage. Il faut dire que pendant nos formations, on nous a appris à forcer un peu la nature, à produire toujours plus. Nous avons empoisonné la terre mais on ne le savait pas. Aujourd’hui, on continue à l’empoisonner mais on le sait.

Mona. Mais nous ne sommes pas éleveurs, on ne leur jette pas la pierre, c’est difficile de faire autrement aujourd’hui. Il y a tout un système économique qui dépend de cela : l’industrie chimique, les entreprises de machinisme agricole, les semenciers… Les paysans se retrouvent coincés dans un système qui les subventionne mais les amène aussi à devoir rembourser des prêts énormes. Il est possible de s’organiser différemment, mais c’est difficile. 

Nicolas. On est huit milliards sur terre et il faut nourrir tout le monde. C’est compliqué, comment faire ? 

Mona. Pour autant, certaines fermes en permaculture ont montré qu’on pouvait avoir une terre riche et vivante. Les engrais chimiques font mourir la terre. On n’est pas des experts mais on se dit que certaines choses pourraient être mises en œuvre. Cependant il n’y a pas de réelle volonté de faire évoluer les pratiques, que ce soit au niveau du gouvernement ou au niveau européen. Mais la nature n’a pas besoin de nous. C’est nous qui ne survivrons pas si on ne fait rien. 

© Nicolas et Mona Marion© Nicolas et Mona Marion


La Ferme Inventée #12

Dans les labyrinthes de pierres

La troupe de cavaliers se déplaçait à vive allure dans les champs terreux, soulevant un nuage de poussière beige. Les fermiers exténués par leur longue journée de travail se retournaient sur le bruit des sabots frappant le sol. Des murmures de curiosité accompagnaient le passage de cette cohorte qui portait haut les armoiries de la Restfohl, maison seigneuriale principale de l’Archiduché de Zsar-Hessen. Un cheval ailé cambré dans une position furieuse, tissé de violet et de blanc. La Restfohl était à maintes lieues et cette troupe devait avoir chevauché bien des jours pour arriver dans les Contrées de Terrenheim. Quant à ce qu’ils venaient faire là, la curiosité des serfs n’allait point jusqu’ici. C’était affaire de seigneurs et de grandes gens. Il n’y avait aucun sens à s’y intéresser, sauf à récolter la volée que prennent ceux qui ne s’occupent pas de leurs affaires. C’est pourquoi, après avoir bien observé les chevaux racés, luisants de sueurs, les belles armures de métal et les casques portant bien, chaque paysans retourna à son sillon, l’esprit déjà à autre chose.

À l’abord d’une forêt dense de conifères, la troupe s’arrêta sur le signe de son commandant, un homme à l’armure étincelante montant un pur-sang magnifique. Johenne, Prince-Aspirant de la Restfohl, se retourna vers son guide, un petit homme du cru à la face rougeaude, habillé d’une épaisse tenue de cuir. Une intense discussion s’engagea entre eux. Le petit bonhomme semblait indiquer au loin un village typique de Terrenheim, un enchevêtrement de maisons à colombages au bord d’un cours d’eau. Il voulait visiblement y faire étape. Le Prince-Aspirant, visiblement pressé, lui enjoignait plutôt d’indiquer la suite du voyage. Le reste des cavaliers attendaient patiemment la fin de la joute verbale. Les chevaux en profitaient pour lâcher moult crottins. Finalement, l’insistance de Sire Johenne eut raison du guide, qui pointa du doigt vers l’Est. En direction d’une pente qui menait lentement mais sûrement à un plateau parsemé de grands monticules rocheux, certains aux formes prodigieuses. Sans plus de cérémonie, Sire Johenne lança son cheval au trot et le reste suivit.

Après une bonne heure à cavaler dans des paysages de tourbes, d’herbes vert foncé et de grands tas de roches, la cohorte arriva à flanc de montagne. En longeant l’à-pic d’une falaise pendant quelques instants, ils firent finalement halte devant une trouée dans la roche à peine assez large pour laisser passer deux chevaux côte à côte. Elle semblait comme mener dans les profondeurs des montagnes. Cette entrée était gardée par deux hallebardiers qui s’avancèrent sans hâte. Johenne scruta avec attention l’intérieur du canyon mais ne vit rien.

« Ils font forts, fit-il à haute voix.

— Qui donc Messire ? questionna son second, un dénommé Buval.

— Les Gardes-Gorges de Terrenheim. Ils nous observent mais je n’en vois pas un seul. »

Avant même que les hallebardiers aient pu arriver à hauteur des chevaux, un cavalier sortit comme par enchantement de la trouée et les dépassa au galop, avant de s’arrêter dans un hennissement.

« Messire Johanne, fit une femme aux cheveux gris mi-longs, au visage marqué mais empreint d’un sourire amical. On m’a prévenue de votre venue.

— Grande-Soeur Kerven, les nouvelles vont vite !

— Ce sont l’avantage des Gorges-à-Sec, on vous voit venir de loin ! Suivez-moi. »

La femme retourna son cheval et repartit vers la trouée, suivie par toute la troupe. On voyait sur son dos un lourd bouclier triangulaire marqué de l’écusson de la Maison Yvern de Terrenheim, un hérisson gris argenté sur fond blanc. Kerven de Bressephalie, Commandante en Chef des Gardes-Gorges, cavalière hors pair, bretteuse de talent, merveilleuse tacticienne. Johanne appréciait la compagnie de cette femme juste et franche. Il savait que Kerven n’aimait pas perdre son temps, aussi attaqua-t-il à peine entré dans la trouée :

« Je suppose que vous vous doutez de ce qui m’amène ici. Zsar-Hessen se prépare à la guerre. Les escarmouches avec les Principautés du Ouenham sont de plus en plus nombreuses à la frontière. Si nous sommes confrontés à une invasion, Ouenham ne se risquera pas à affronter les Monts Gris ou les Marais de Corps-Perdus. Il est possible qu’il passe par chez moi, par la Forêt de Deehl, et les Ancêtres en soient témoins, le Restfohl est prêt à les accueillir. Ou bien, ils passeront par chez vous, s’ils ne veulent pas nous affronter. L’Archiduc m’a donc demandé de venir inspecter vos systèmes de défense… dont on m’a tant parlé !

— Que l’Archiduc se rassure, fit Kerven avec un large sourire. Je gardais cette région avant que votre frère naisse. »

Johanne leva les yeux au ciel. L’Archiduc Franzes n’était pas le suzerain le plus respectée de l’histoire mais seuls quelqu’un comme Kerven pouvait se permettre d’en parler publiquement avec autant de badinerie.

« Dès que les cornes de brume retentiront dans les villages, toute la Contrée viendra ici dans les Gorges-à-Sec. De là, Ouenham aura le choix. Soit, ils nous y laisseront pour remonter vers la Capitale et nous aurons tout loisir de venir harceler leurs arrières depuis ces bases. Soit, ils viendront nous y chercher… à leurs risques et périls. Voyez par vous-même. »

Ils venaient de tourner à la fin de la trouée et Johanne avait en effet tout le plaisir de constater ce que certains appelaient « Les Terres Imprenables » : un fabuleux labyrinthe de roches, allant de deux à cinq mètres de haut qui zigzaguait encore et encore dans ce qui devait être l’ancien parcours d’un fleuve tumultueux, lancé à pleine crue dans la montagne. En certains endroits les espaces permettaient à peine le passage d’un homme. Dans d’autres, on pouvait y déplacer un chariot. Beaucoup plus rarement deux. Sur toutes les hauteurs du labyrinthe, perchés sur les rochers, des archers observaient toutes les allées et venues. La moindre armée venue là allait devoir payer à la montagne un lourd tribut de sang. Les Gardes-Gorges connaissaient ce territoire par cœur, plus fidèlement que la moindre carte, et étaient prêts à utiliser à leur avantage tous les pièges, les recoins, les impasses, les parcours et les détours. Une vingtaine d’hommes pouvait aisément défendre ces lieux contre une bande dix fois plus nombreuse.

Mais ce n’était pas tout. En avançant beaucoup plus profondément dans les Gorges-à-Sec, on tombait sur leurs vrais trésors. Ici, la plupart des chemins se terminaient par une impasse aux dimensions plus ou moins importantes. Dans chacune d’entre elles, Terrenheim avaient installé des champs. L’ancien lit du fleuve était une terre encore fertile et chaque pouce exploitable était creusé de sillons, semé de graines, jonché de pousses. Des salades, des carottes, des courges, des pommes de terre. Il y avait même certaines impasses, de grandes clairières de pierre circulaires où l’on avait construit des maisons en bois. Des lieux de vie, des greniers à grain, des entrepôts, des étables. Le lieu n’était pas seulement un poste de défense. C’était un grenier. L’agitation qui y régnait était effarante. L’endroit grouillait de fermiers, de petites charrettes, de chevaux, de bétail. Tous saluaient joyeusement la troupe dès qu’ils les apercevaient. C’était comme pénétrer dans une fourmilière à ciel ouvert. Terrenheim n’avait pas seulement les forces pour tenir une invasion. Elle pouvait facilement tenir un siège en auto-suffisance. Il suffisait de sceller les bons chemins, forcer l’ennemi à passer par les boyaux les plus resserrés pour lui infliger un carnage. Rien que passer la trouée était déjà une épreuve. Maintes petites grottes offraient aux archers un recoin pour canarder l’adversaire. Et on ne pouvait espérer contourner par un autre endroit. Les montagnes qui menaient ici étaient au mieux très pentues, au pire à pic. Ce trésor agricole était définitivement bien gardé.

« Les Fermes des Labyrinthes de Pierre, fit Kerven en balayant théâtralement l’espace de sa main. Vous goûterez bien quelques légumes et viande du cru ce soir, Messire ? »


Merci pour votre lecture !

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La Chèvre et le chou · Portraits de l'agriculture aujourd'hui

La Chèvre et le chou · Portraits de l'agriculture aujourd'hui

Par Lucie B.

Il faut bien parler un peu de soi : voilà quelques années que je m’intéresse, de plus ou moins loin, aux sujets agricoles et alimentaires. Ça a commencé avec les articles de WE Demain au lycée, entre retour à la terre et nouvelles inventions. C’est aussi l’époque où j’ai découvert que manger, c’est à la fois essentiel et chouette. J’ai poursuivi mon bout de chemin en intégrant les enjeux agricoles et alimentaires à mon cursus d’études, à mes activités (notamment via du WWOOFing et la formidable association Au Coeur des Paysans). Cette newsletter, c’est pour moi une continuité dans mon envie de mieux comprendre comment on produit aujourd’hui, dans des sociétés en plein questionnement. Je suis accompagnée par Vincent, comédien, metteur en scène et auteur aux multiples talents et à l’imagination intarissable. Il inventera pour nous, de newsletter en newsletter, des fermes imaginaires.