La Chèvre et le chou · Portraits de l'agriculture aujourd'hui

Tous les mois, un focus sur le monde agricole ou un entretien avec un·e agriculteur·rice ou éleveur·euse, agrémenté d'un petit récit d'invention.

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Par Lucie B.
3 mai · 7 mn à lire
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"L'AOC protège les producteurs et la qualité du roquefort."

Didier Espinasse, éleveur et producteur de lait de brebis en Sud-Aveyron

Bonjour à toutes et tous,

Ce mois-ci, j’ai eu le plaisir d’échanger avec Didier Espinasse, éleveur et producteur de lait de brebis destiné à la fabrication du roquefort, dans l’Aveyron. J’ai beaucoup appris sur les brebis, le roquefort, les AOC, et j’espère qu’il en sera de même pour vous !

La deuxième partie de cette édition sera poétique avec une ferme inventée tout en vers…

Bonne lecture !


Entretien

Crédits photo : Didier EspinasseCrédits photo : Didier Espinasse

Pour commencer, pouvez-vous vous présenter ?

Je suis agriculteur, j'ai 64 ans et je suis dans le sud de l'Aveyron en Occitanie. Je me suis installé quand j'avais 35 ans à la suite de mon oncle. J'élève des brebis d'une race spécifique du Sud-Aveyron dont le lait permet de fabriquer du roquefort. Attention, le roquefort est fait avec du lait de brebis, pas du lait de chèvre ! Il y avait 15 000 points de collecte du lait de brebis dans les années 30. Il en reste environ 1 500 aujourd'hui. Ça représente encore une activité importante, sachant que certains producteurs produisent du lait de brebis pour une autre utilisation que du roquefort.

En ce qui vous concerne, le lait de brebis que vous produisez est uniquement destiné à la fabrication du roquefort ?

Oui. Je travaille pour le roquefort Papillon, du groupe Savencia. Il y a sept industriels sur le marché, le plus important étant le roquefort Société du groupe Lactalis, qui représente 70%. Papillon représente environ 10%. Le roquefort constitute la toute première AOC [Appellation d'Origine Contrôlée] créée en France, en 1925. L'AOC protège les producteurs et la qualité du roquefort. Ainsi, nous ne sommes pas soumis au cours mondial du lait de brebis.

L'AOC définit également une aire géographique au sein de laquelle on peut produire le lait de brebis servant à la fabrication du roquefort. On ne peut pas produire du roquefort en Turquie ou en Allemagne. Pour pouvoir fabriquer du roquefort, il faut avoir accès aux caves du village du même nom, une cave naturelle de 50 mètres de large sur 300 mètres de long située sous le village, en Aveyron. Il y a très peu de place et il n'existe donc pas de roquefort fermier, toute la production du roquefort vient des sept industriels que j'ai mentionnés. L'AOC établit aussi un cahier des charges en matière de production et de transformation du lait, notamment le fait que le roquefort doit être fait avec du lait cru.

Autour de l'AOC s'est organisée une interprofession, la Confédération du Roquefort, composée des industriels qui ont accès aux caves et des producteurs de lait de brebis. Cette interprofession s'occupait de la gestion de l'AOC, des prix, de la communication... et les industriels se répartissaient les producteurs. J'ai longtemps été avec Société, puis je suis passé chez Papillon, sans doute pour des raisons de coûts de collecte du lait. Il y a une dizaine d'année, l'Union Européenne a cassé cette interprofession car elle estimait qu'elle entravait la concurrence au niveau des producteurs parce que leur production était réservée au roquefort et d'autres industriels ne pouvaient pas nous démarcher.

Crédits photo : Didier EspinasseCrédits photo : Didier Espinasse

Aujourd'hui, l'interprofession ne gère plus le prix du lait. Les producteurs se sont regroupés en organisations de producteurs [OP]. Par exemple, environ 130 à 140 producteurs se sont regroupés avec Papillon et un autre petit industriel, Carles.

L'industriel à qui on fournit le lait de brebis opère une diversification. Par exemple, sur trois litres de lait, un litre va servir à la fabrication du roquefort, un litre ira à la diversification (pour faire des produits autres) et un litre pourra être vendu à perte, car la production est parfois trop importante. Quoiqu'il en soit, nous avons la garantie que l'ensemble du lait produit est acheté par l'industriel.

Où est située votre ferme ?

Je suis donc dans le Sud de l'Aveyron, à la limite des régions naturelles du Ségala et du Lévézou, sur un plateau à 700 mètres d'altitude. La ferme s'étend sur 35 hectares et se situe dans un village très agricole, avec une petite cinquantaine de fermes. J'ai fait une formation BTS [brevet de technicien supérieur] agricole en production animale, puis j'ai travaillé dix ans dans l'animation socio-culturelle. En 1994, mon oncle partait en pré-retraite et cherchait un jeune pour reprendre la ferme. Ça m'a donné envie, je venais à la ferme quand j'étais petit, mon grand-père y habitait. J'avais fait le tour de mon métier de l'époque et je cherchais à retrouver plus de sens, de concret, et de nature. Donc j'ai travaillé 6 ou 8 mois avec mon oncle et j'ai pu obtenir des aides pour m'installer, d'abord sur un bail de 18 ans, puis mon oncle m'a légué la ferme. J'ai démarré ma conversion en bio [agriculture biologique*] en 1997 et j'ai obtenu le label en 1999.

J'ai été d'abord seul sur la ferme, puis associé en GAEC [Groupement Agricole d'Exploitation en Commun*] pendant trois ans, puis de nouveau seul en travaillant avec des prestataires de services. Depuis 2010, je suis de nouveau associé avec un éleveur qui va prendre ma suite. Je transmets petit à petit, ça fait deux ans et demi que je travaille moins à la ferme.

Carte de l'Aveyron (Source : cartocistes.free.fr)Carte de l'Aveyron (Source : cartocistes.free.fr)

*Label agriculture biologique : ce label existe en France depuis les années 1980 et est reconnu par le Ministère de l’Agriculture. Il est fondé sur l’interdiction de l’utilisation de produits de synthèse dans le cadre de la production d’une denrée agricole. (Pour en savoir plus : agriculture.gouv.fr)

*GAEC : créé en 1962, le Groupement Agricole d'Exploitation en Commun a pour but de “permettre à des agriculteurs de regrouper leurs moyens de production dans une structure unique, tout en gardant ses pouvoirs de gestion sur son exploitation.” (Source : CERSA)

Combien avez-vous de brebis ?

Il y avait 290 brebis sur la ferme à mon arrivée, il y en a 220 aujourd'hui. À mesure que j'ai réduit le nombre de brebis, mes revenus ont augmenté. J'ai fait un travail de sélection génétique, couplé à la mécanisation et aux avancées sanitaires : mes brebis produisent aujourd'hui deux fois plus de lait qu'à l'époque. Elles vivent dans une bergerie, et sortent au printemps jusqu'à la mise bas.

Les brebis mettent bas une fois par an - c'est l'agnelage - et donnent naissance à deux agneaux en moyenne. Pendant au moins 21 jours, les agneaux se nourrissent aux mamelles de leur mère. Lorsqu'ils pèsent 12 à 14 kilos, il sont vendus. Les brebis produisent ensuite jusqu'à trois litres de lait par jour pendant huit mois. L'agnelage se fait naturellement au printemps, mais pour la production du roquefort, nous travaillons à contre-saison parce qu'il est difficile de transporter le lait en été. L'insémination se fait donc en avril ou mai, la gestation dure cinq mois et la mise bas a lieu autour de la mi-octobre.

Crédits photo : Didier EspinasseCrédits photo : Didier Espinasse

Comment fonctionne l’insémination de vos brebis ?

Je travaille en bio, il y a donc des critères spécifiques. On n'a pas le droit d'utiliser des hormones pour synchroniser les chaleurs des brebis [via l'utilisation d'éponges vaginales notamment] et, au contraire des vaches, les chaleurs des brebis ne se voient pas. Donc, on doit faire une montée naturelle avec un bélier. On utilise  un système de synchronisation lumineuse : pendant 80 jours en hiver, on laisse les lumières allumées dans les bâtiments dès 5 heures du matin et jusqu'à 22 heures, pour donner aux brebis l'impression que les jours rallongent. Puis, au printemps, on pose des bâches noires aux fenêtres pour donner l'illusion que les jours raccourcissent. C'est à ce moment-là que la monte se fait. Pendant plusieurs années, on avait nos propres béliers, mais cela peut créer des problèmes de consanguinité à terme.

Quelle est leur alimentation ?

Sur les 35 hectares de la ferme, huit hectares sont dévolus à la culture de céréales, notamment de l'orge ou des métails (c'est-à-dire des mélanges de céréales), pour produire du grain et de la paille. On cultive des céréales sur quatre hectares pendant deux ans, avant de les semer de nouveau en prairie pour cinq à six ans. Quant aux prairies, elles sont paturées par les brebis, ou fauchées à la fin du printemps pour faire du foin. 

On achète également des tourteaux de soja pour apporter des protéines à l'alimentation des brebis, et selon les années, parfois de la paille, du foin...

Comment la ferme et les brebis sont-elles suivies ?

Le lait est collecté tous les jours parce qu'il doit être transformé dans les premières 38 heures.

Nous avons régulièrement des contrôles qualité, a minima quatre contrôles par mois inopinés, qui permettent d’analyser le lait, sa richesse en matières grasses, en matières protéiques, les aspects bactériologiques… En fonction des résultats, on peut avoir une bonification ou des pénalités. Le litre de lait varie entre 0 et 1,80 €. Les industriels et l’interprofession vérifient également les conditions de production et la comptabilité.

Les brebis sont identifiées par un numéro d’immatriculation européen, unique. Cela permet d’avoir une traçabilité des bêtes. Toute brebis vendue ou morte doit ainsi être déclarée. Avant d’être réformée, une brebis vit en moyenne six à sept ans si elle est en prairie, cinq ans si elle est à l'ensilage. Mais dès qu’elle est blessée à la mamelle, par exemple, elle doit être vendue. On envoie en moyenne dix brebis à l’équarissage chaque année, et on renouvelle généralement un quart du troupeau par an grâce aux agnelles que nous gardons et élevons.

Crédits photo : Didier EspinasseCrédits photo : Didier Espinasse

Quels sont les principaux risques que vous rencontrez ?

La période des mises bas est assez délicate, il faut faire attention. Les mamelles font l’objet d’une surveillance drastique. On est suivi par l’Association Vétérinaires Éleveurs du Millavois, qui compte 180 membres. Cela permet d’avoir un suivi et une prévention plus pointus.

Pourquoi avez-vous souhaité passer en bio ?

C’était un besoin de cohérence. Quand j’ai commencé, je me sentais mal d’utiliser des pesticides, des engrais… C’était presque idéologique. Et le lait bio est mieux payé, ça m’a permis  de m’associer. Aujourd’hui, je considère que les sols de la ferme tiennent la route tant au niveau économique qu’agronomique. Ils sont mieux protégés des aléas climatiques.

Nous ne sommes pas allés jusqu’à demander le label Bio Cohérence parce que ça n’apporterait pas de plus-value pour la ferme, mais nous sommes globalement alignés sur les critères de ce label. Par exemple, on connaît l’origine des tourteaux de soja qu’on achète.

Qu’est-ce qui vous plaît dans ce métier, et qu’est-ce que vous aimez moins ?

Les côtés positifs, c’est d’être maître de ce qu’on fait, de travailler à l’extérieur et de faire un métier qui a du sens, qui est en cohérence avec mes idées. En revanche, il y a une très grosse charge de travail, notamment lorsque j’ai repris la ferme. On apprend par l’expérience donc au début, on fait des erreurs qui peuvent avoir des conséquences importantes. C’est une charge mentale très lourde, on est responsables de l’exploitation en permanence. Et on est aussi en contact avec la mort et la maladie, ça peut être difficile. Être à deux sur la ferme est très aidant en cas de problème. Quand on est seul, on peut ne pas voir qu’il y a un problème, ou faire semblant de ne pas voir après une longue journée…

Le fait d’avoir exercé un autre métier avant de reprendre la ferme m’a permis d’apporter un regard différent, des outils et une confiance en moi qui m’ont permis de me détacher du regard des autres, pour passer en bio par exemple. Par contre, j’ai du renoncer à un certain nombre de besoins que j’avais, par exemple partir régulièrement en vacances, les sorties culturelles… par manque de temps notamment.

La ferme est installée sur une petite surface, avec un petit troupeau. On a quand même réussi à dégager presque deux revenus. Cela demande beaucoup de travail pour arriver à travailler plus efficacement et plus simplement. Je dis souvent que faire compliqué, c’est simple, mais faire simple, c’est compliqué !

Crédits photo : Didier EspinasseCrédits photo : Didier Espinasse

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Quelques liens pour mieux comprendre l’actualité

Voici une sélection courte et bien évidemment très partielle de podcasts, articles et autres ressources pour mieux comprendre l’actualité.


La Ferme Inventée #10 - La Ferme du Bout du Monde

Il est des mondes à part, m’en laisserez-vous conter ?

Des univers d’ailleurs, bizarrement montés.

Dans celui-là la terre bien soudainement s’arrête,

Au moyen d’une coupure aussi lisse que nette.

On marche et on croit bien sûr que c’est à jamais,

Quand l’horizon, tout d’un coup, vient à se dérober.

Une crevasse, un à-pic, précipice audacieux,

Qui ne mène qu’au vide et l’infini des cieux.

C’est un prodigieux gouffre, tout fait de vertical.

En haut, le surplombe la voûte des étoiles.

En bas s’amoncellent de gros nuages denses,

Cachant des mystères bien profonds et immenses.

Les hommes de là-bas, comme ceux de nos terres,

Ont l’âme l’exploratrice et les yeux dans les airs.

Et là où les hommes veulent naître et mourir,

Il y a toujours des gens qui viennent les nourrir.



Non loin du dernier bourg d’avant la fin du monde,

Où ne viennent que les fous, les chasseurs de limites,

Se trouve une ferme aux murs comme une ronde,

Obstinément collée à son sol de granite.

Tandis que les « descendeurs » s’en vont profondément,

Et que les « ascendants » parcourent le firmament,

Les fermiers restent au sol, comme de fidèles amants,

Entretenant leurs plantes et labourant leurs champs.



S’ils montent, c’est dans leurs maigres arbustes,

Pour récolter les fruits qu’ils veulent bien raquer.

Pour retaper un toit qui s’en vient à craquer.

Pour rendre leur muret encore plus robuste.



S’ils descendent, ce n’est que de quelques mètres,

Pour récolter ces fruits poussant presque en traître,

Tout en haut de l’abîme qui les aura vu naître

Et dont les fermiers savent se rendre maîtres.


Il en faut du courage pour creuser des sillons,

Dans ce sol capricieux, aussi têtu que dur.

Un autre courage mais aussi grand disons,

Que celui des fêlés qui partent à l’aventure.

Il y a aussi là-bas quelques bêtes bêlantes,

Qui mâchent de rares herbes dans une marche lente.

De pauvres créatures dont le seul objectif

Est d’aller dans le ventre d’un voyageur hâtif.



Les journées se ressemblent et ne sont jamais mêmes,

Ce monde connaît la loi des climats et saisons.

Pour faire pousser toutes les choses qu’on aime,

Seul un travail vaillant vous donnera raison.



C’est du moins le dicton que les fermiers racontent,

Veillant, quand la ferme accorde de rares instants,

A ce que l’alcool coule, à ce que les voix montent,

Et que les belles cordes accompagnent ce chant :

« Nous sommes les enfants de l’horizontale,

Ceux qui n’ont jamais connu bas et haut,

Mais sans nous, les gars de la verticale,

Ne pourrait aller que vers le tombeau. »

Alors, quand ils voient les caravelles volantes du lointain,

Décoller, toutes entourées du murmure « Reviens ! »

Quand ils voient les descendeurs vérifier leurs grappins,

Les fermiers se disent : « Ils ont le ventre plein ».

Vincent Leconte (Instagram)


Merci pour votre lecture ! J’espère que cette édition vous a plu, auquel cas n’hésitez pas à liker. Vous pouvez aussi commenter et/ou m’écrire, je suis à l’écoute de vos réactions et retours.

Et bien sûr :

A bientôt !