La Chèvre et le chou · Portraits de l'agriculture aujourd'hui

Tous les mois, un focus sur le monde agricole ou un entretien avec un·e agriculteur·rice ou éleveur·euse, agrémenté d'un petit récit d'invention.

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Par Lucie B.
29 nov. · 10 mn à lire
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"La question, c'est : quel modèle agricole veut-on défendre ?"

Un maraîcher bio en Haute-Garonne

Bonjour à tous et toutes. Ce mois-ci, j’ai échangé avec un maraîcher bio qui cultive un terrain en Haute-Garonne dans l’attente de s’installer sur son propre terrain. Il a souhaité rester anonyme, je ne précise donc pas son nom. Et en deuxième partie, on retrouve bien sûr la Ferme Inventée du mois.

Bonne lecture !

Entretien

Quel a été ton parcours ?

J'ai débuté une reconversion il y a cinq ans. J'avais fait des études de photographie à Toulouse et j'ai travaillé comme photographe à Paris pendant quelques années. Mais la vie parisienne, la compétition omniprésente dans le milieu de la photographie, ne me convenaient pas. J'ai commencé à faire des photos en pleine nature, j'ai réalisé que je connaissais des plantes et des animaux que d'autres ne connaissaient pas. La nature me manquait. J'ai entrepris une formation proposée par le pôle ABIOSOL, qui permet de savoir si le métier d'agriculteur est fait pour soi et qui donne des clés et des outils pour se lancer. J'ai ensuite suivi des micro-formations avec Vivea, l'organisme de formation professionnelle du secteur agricole, sur les AMAP [Associations pour le maintien de l'agriculture paysanne, qui initient des partenariats entre un groupe de consommateurs et un ou des agriculteurs], la commercialisation des produits, le maraîchage bio, etc. A l’époque, les candidats à l’installation pouvaient bénéficier de ce fonds de formation sans être déjà installés. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Enfin, j'ai passé mon Brevet Professionnel Responsable d'Entreprise Agricole (BPREA), un diplôme reconnu par l'État qui prépare à l'installation agricole. Cela me permet d'avoir une forme de légitimité auprès des autres agriculteurs et d'être prioritaire pour certaines demandes. Ça m'a aussi donné une meilleure compréhension du monde agricole. Enfin, j'ai suivi une formation spécialisée sur l'agroécologie*. 

*L’agroécologie est une façon de concevoir des systèmes de production qui s’appuient sur les fonctionnalités offertes par les écosystèmes. Elle les amplifie tout en visant à diminuer les pressions sur l’environnement (ex : réduire les émissions de gaz à effet de serre, limiter le recours aux produits phytosanitaires) et à préserver les ressources naturelles. Il s’agit d’utiliser au maximum la nature comme facteur de production en maintenant ses capacités de renouvellement. (Définition du Ministère de l'Agriculture et de la Souveraineté alimentaire, voir ici)

Est-ce que tu avais cette envie de travailler en agroécologie dès le début de ta reconversion

J'avais envie de travailler en bio [agriculture biologique] depuis le début. Mais le bio représente environ 10% des terres agricoles en France, donc c'est aussi important de s'intéresser aux autres formes d'agriculture, à l'élevage, aux grandes cultures, pour pouvoir parler à ses voisins.

Quand j'ai commencé, je pensais que les petites fermes fonctionnaient sans gros investissement et sans matériel important, comme des tracteurs. J'ai eu une désillusion quand j'ai constaté qu'une grande partie des fermes de petite taille réalisaient quand même des investissements et achats de matériel conséquents. Mais au fil de mes visites de fermes, j'ai rencontré un couple d'agriculteurs qui travaille 4 000 m2 sans tracteur, et ça fonctionne. Ça m'a prouvé que c'était possible. Je voulais donc trouver une petite surface à cultiver en bio, mais aussi établir un système qui me permette de changer d'avis si à l'avenir ce métier ne me correspond plus.

Pour le moment, je travaille seul. Je ne suis pas fermé à l'idée de m'associer mais je souhaite que mon projet agricole puisse fonctionner seul tout en pouvant se greffer à un collectif. On ne sait jamais de quoi l'avenir est fait.

Le terrain à la fin mai. Crédits : S.D.Le terrain à la fin mai. Crédits : S.D.

Où en es-tu aujourd'hui ?

Aujourd'hui, je me considère maraîcher mais ça ne me permet pas encore de gagner ma vie. Je suis inscrit à la Mutualité Sociale Agricole [la sécurité sociale des agriculteurs] comme "cotisant de solidarité", ce qui implique que mon activité agricole ne me permet pas encore d'être reconnu comme chef d'exploitation ou d'entreprise agricole. En revanche, cela me permet d'être assuré en cas d'accident du travail et d'avoir accès à l'organisme de formation Vivea. Mais je ne cotise pas pour ma retraite ni pour la maladie.

Ma première année de maraîchage, en 2020, s'est bien passée. J'ai atteint mes objectifs de première année, sachant qu'il faut en moyenne cinq ans pour établir un rythme de croisière sur une exploitation agricole. Mais mon terrain d'alors n'était disponible que pour un an. L'année suivante, j'ai cultivé mes légumes sur le terrain d'un ami. Ça s'est très bien passé, mais c'était loin de chez moi et on n'avait pas de visibilité sur la disponibilité du terrain à long terme. J'ai beaucoup cherché pour trouver un terrain en Ariège où m'installer de manière pérenne mais c'est très compliqué, je n'ai pas encore trouvé. J'observe systématiquement du favoritisme dans la manière dont les terrains sont attribués. Un hectare de terrain serait idéal pour moi mais ça dépend aussi de la qualité du sol, du type de terrain.

 Finalement ma mère a déménagé dans le Cominges en Haute-Garonne et je cultive depuis deux ans le terrain attenant à sa maison. Ça reste provisoire et je n'ai par exemple pas installé de tunnel [serre]. Mais je me sens bien là-bas, c'est accueillant, je suis en contact avec le maire d’un autre village de montagne qui souhaite relancer l'autonomie agricole de la commune pour la redynamiser, mais aussi pour des questions de sécurité si jamais la seule route d'accès au village venait à être bloquée.

Quelle a été ta production cette année ?

Cette année, je produis moins parce que je me concentre sur la rénovation d'une maison et d'une grange que j'ai achetées. Mais par exemple, l'année dernière, j'ai cultivé tomates, courges, pommes de terre, haricots, aubergines, poivrons, salades, plantes aromatiques… Les tomates ont super bien marché, j'avais 200 pieds et 15 variétés différentes, je ramassais jusqu'à 60 kilos tous les deux jours ! J'ai aussi planté des plantes vivaces [qui repoussent d'elles-mêmes chaque année] comme la rhubarbe, le framboisier, le fraisier, et une soixantaine d'arbres. J'ai fait beaucoup de transformation de tomates, et pendant que je te parle, nous sommes en train de préparer de la crème de marrons avec nos châtaignes.

Qu’est-ce qui te plaît dans ce métier ?

J'aime la liberté que ça apporte, être à mon compte, travailler en extérieur au contact de la nature. J'ai l'impression d'être à ma place. C'est un métier où il faut être polyvalent, on fait plein de choses différentes. Produire ma nourriture, ça me plaît. C’est un peu ridicule compte tenu des revenus, mais parfois, j'ai l'impression de faire pousser de l'argent. La maîtrise d’un processus naturel en vue de produire de la nourriture a quelque chose de magique.

Quelle est ta journée type en tant que maraîcher ?

Cela dépend des saisons. En hiver, on fait des réparations, on prépare les semences et les planches, c'est-à-dire les bandes de terre qui sont cultivées. Au printemps, on débute les semis. Les premières plantations se font en mars et avril, puis on plante les tomates et légumes de ratatouille en mai. On dit toujours de ne pas planter avant les saints de glace pour ne pas risquer le gel, mais ça devient possible maintenant. Et en été, on récolte, ça prend beaucoup de temps donc il ne faut pas avoir un terrain trop grand pour ne pas être débordé.

Il faut aussi avoir un circuit de commercialisation qui soit à la hauteur, sinon on est obligé de jeter. Vendre des légumes, ça s'apprend. Je vends à la commande ou grâce à une AMAP qui permet de savoir avant même de planter combien je vendrai. Je suis moins sur les marchés, car ça prend du temps et il faut au moins une saison pour se faire connaître. Mais il faut aussi s'adapter à la clientèle. En Ariège, les AMAP fonctionnent moins bien que les marchés parce que beaucoup de gens ont leur potager. En tant que maraîcher installé en montagne, je dois aussi apprendre à valoriser ma production : elle est bio, j'utilise des variétés anciennes, je protège des surfaces de captage d'eau potable, je participe à la dynamisation des villages… Il faut mettre en avant cette valeur ajoutée pour se démarquer.

Le terrain à la mi-juillet. Crédits : S.D.Le terrain à la mi-juillet. Crédits : S.D.

Pourquoi l’accès au foncier est-il si difficile ?

Au-delà de questions selon moi de favoritisme, il y a très peu de places. Le pays est fortement agricole mais le système favorise les grandes surfaces. Certains agriculteurs ne s'en sortent pas avec 70 ou 100 hectares, d'autres y arrivent sur de plus petites surfaces… Les primes de la PAC [Politique Agricole Commune de l'Union Européenne] permettent de pérenniser des productions qui autrement ne se feraient plus en Europe avec la mondialisation. Ça a du sens dans une certaine mesure. Mais on manque d'aides pour promouvoir de nouveaux types d'agriculture, même si la nouvelle stratégie de la PAC a introduit des aides pour les micro-fermes. Lors des inondations dans le Pas-de-Calais ces dernières semaines, le gouvernement a promis 80 millions d'euros d'indemnisation pour les agriculteurs en plus des assurances, mais en réalité ces aides soutiennent un système agricole qui n'est pas résilient. La question, c'est : quel modèle agricole veut-on défendre ?

Ce n’est pas une question d’argent ou d’aides de la PAC puisque nos modèles fonctionnent sans aides annuelles (telles que les aides de la PAC), mais de prise de conscience de l’ensemble des acteurs (agriculteurs, collectivités, propriétaires terriens, administrations, urbanisme, etc.) pour permettre l’installation d’une micro-ferme comme la mienne. Et beaucoup trop d’acteurs préfèrent maintenir le statu quo plutôt que tenter le changement, même quand il est sans risque pour eux.

Que penses-tu du label agriculture biologique ?

Le cahier des charges du label français a été uniformisé avec les autres pays de l'Union Européenne dans les années 2000 et est devenu un peu moins exigeant, mais il a le mérite d'exister. C'est très contrôlé, on a deux contrôles par an dont un qui n'est pas annoncé. Certains disent qu'il est trop cher, mais il nous permet aussi d'avoir un crédit d'impôt qui couvre largement le prix de la labellisation. En revanche, le label bio n'inclut aucune considération sociale et climatique, c’est une liste négative d’intrants (c’est-à-dire les produits chimiques), rien de plus.

Tu me disais que le maraîchage pouvait participer des politiques de relocalisation alimentaire. De quelle manière ?

Les collectivités locales ont l'obligation de proposer 40 % de nourriture locale et 20 % de nourriture bio dans les cantines depuis 2018. Seulement, cette obligation n'est pas respectée parce que les collectivités ne savent pas comment faire. A l'heure actuelle, elles se fournissent dans de grands marchés comme Rungis avec une logistique bien huilée. Travailler avec des maraîchers locaux implique une autre organisation. Les maraîchers doivent réserver une partie de leur production plusieurs mois avant. Les cuisiniers des cantines doivent accepter de travailler avec d'autres légumes, de devoir les couper eux-mêmes. Et les comptables des cantines doivent accepter de payer plus cher, mais ça se reporte sur le prix payé par les familles. Tout cela implique d'installer davantage de maraîchers en local, ainsi qu'une légumerie pour pouvoir transformer et stocker la production. Cela peut fonctionner pour des entreprises comme les Jardins de Cocagne qui emploient des personnes en réinsertion et ont donc moins de charges. Mais c'est très difficile pour un maraîcher installé seul.

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La Ferme inventée #7 - World’s Size Farm

Le croiseur longue-distance amorça son ralentissement, passant d’une vitesse terrasonique à une allure kilométrique. Il avait beau avoir pris la pilule décompressive d’arrivée, Yeaz IV se sentit devenir blême. Son corps supportait toujours aussi mal les freinages spatiaux et ça n’allait pas en s’arrangeant. Si on ajoutait à cela les vertiges de distance, Yeaz IV n’en menait pas large. Malheureusement, rien ne lui disait que ces troubles allaient disparaître un jour. Il avait entendu des vieux foreurs de minerais astéroidals en parler, lors d’une escale au Relais de Terkk : il y avait des gens que le mal de l’espace touchait toute leur vie.

Par le grand hublot du Salon d’Occupations, on voyait un fourmillement d’étoiles dans un ciel sombre et déjà les contours de nombreuses planètes. Le croiseur de l’Agglomération Commerciale Stellaire venait d’arriver dans le système solaire Alpha Prime. Celui-ci était composé d’une quinzaine de planètes et d’une quarantaine de lunes. Toutes les exoplanètes et la quasi-totalité des lunes étaient exploitées par l’Alliance Fermière Galactique. Elles n’accueillaient pas des fermes. Elles étaient des fermes. La totalité de leur surface était des champs de cultures ou d’élevages. Leurs océans étaient des réserves de pèches. On y trouvait peu d’humains mais une infinité de robots et autres drones, qui accomplissaient leurs tâches sans relâche. Toutes les récoltes étaient acheminées à l’Epicentre, la capitale de la planète : une succession d’entrepôts de stockage, de spatiaux-ports et le gigantesque immeuble du DataControlCenter, aussi appelé la Ruche, la station de commande de tout l’informatique de ce monde. Dans l’Epicentre, on trouvait aussi quelques centaines de personnes, principalement des ingénieurs et de quoi assurer à chacun les services de vie basiques ainsi qu’un peu de loisirs. La plupart des Epicentriers vivaient une vie laborieuse et ne rêvaient que d’une chose : terminer leur journée pour aller glaner un peu d’évasion dans le Monde d’À Côté, l’univers virtuel en vogue dans la galaxie.

Yeaz IV se rapprocha du hublot pour observer la planète où ils arrivaient : « 1.4 ». Elle n’avait pas besoin de nom plus exotique. On savait que certains des rares habitants des systèmes fermiers trouvaient des surnoms à leur planète, parfois poétiques, parfois complètement graveleux. Mais pour l’administration, elles n’étaient que des nombres : 1 ou 2 selon qu’il s’agissait d’une planète ou d’une lune, puis leur numéro d’éloignement vis-à-vis de leur étoile. La surface de « 1.4 » était depuis l’espace un patchwork de couleurs allant du vert foncé au jaune, en passant par le vert pomme et le beige. Il y avait du bleu aussi, bien sûr, il était très rare de trouver une exoplanète sans océan de surface. Yeaz IV visualisait ces champs à perte de vue, partant dans toutes les directions, vers tous les horizons. Ces champs que rien n’arrêtait. Sur la plupart de ces planètes, on était allé jusqu’à tasser les montagnes. A quoi servait une montagne sur une planète-ferme ? Yeaz IV ne pouvait le nier : la première fois qu’on voyait ces champs infinis, on était pris d’un grand vertige. Un sentiment profond de solitude vous attrapait, à peine troublé par la valse des Tracteurs Titans, grand comme des quartiers, ou celle des drones de semence, petits comme des oiseaux. Il valait presque mieux aller sur la côte pour observer le ballet des Giga-Galions, dont la carlingue chromée luisait comme un diamant.

« 1.4 » et ses sœurs d’Alpha Prime nourrissaient les cinq systèmes voisins depuis plus de deux siècles. Ce système avait été choisi pour ses indéniables qualités : beaucoup d’exoplanètes et de lunes mais très peu d’espèces endémiques. La plupart de ses mondes étaient suffisamment éloignés de leur étoile pour ne pas avoir à enfler le budget du contrôle géothermique et météorologique. Enfin, et c’était aussi un argument, Alpha Prime avait un ciel banal, peu enclin à attirer les touristes. Pas de Nuées d’Étoiles ni de Pouponnières d’Astres, pas de ciels flamboyants de mille couleurs, pas de chaînes d’astéroïdes atypiques, pas de Double ou Triple Étoile Centrale. Dans les paysages des planètes, de même, rien qu’on ne retrouva pas ailleurs. Le Ministère de la Post-Relocalisation avait donc tranché très vite : Alpha Prime serait un système fermier. Cependant, on l’avait « réhabilité » avec une véritable procédure. On était plus dans la Relocalisation d’époque, assez sauvage. En ce temps-là Origino-Mundi, la Capitale Galactique, aussi appelé la Terre, avait décidé que dorénavant, les systèmes stellaires se spécialiseraient et que toute l’agriculture serait concentrée dans certains endroits de l’univers. Certains systèmes seraient miniers, d’autres touristiques, d’autres industrieux… et d’autres fermiers. A l’époque, on débarquait sur des planètes sans se soucier une seconde des espèces présentes, vouées à être remplacées par d’autres, plus faciles à cultiver, plus nutritives ou simplement plus appréciées. On faisait table rase de tout le plus rapidement possible dans un pur souci d’efficience. On allait même jusqu’à exploiter des planètes jusqu’à la moelle, pour finalement les laisser désertiques avant d’aller en occuper d’autres. Peu importait, se disait-on, l’univers était si vaste. Mais désormais, face à l’épuisement des capacités systémiques, la Post-Relocalisation avait établi de nombreux critères pour ouvrir une nouvelle Exploitation Interplanètaire. On prenait garde dans les Programmes de Récolte, à inclure des procédures pour que les ressources de la planète se renouvellent régulièrement. Les Planètes Mortes, fruits des méthodes passées, devenaient quant à elles des attractions touristiques à part entière.

Il n’empêche, la Post-Relocalisation continuait de diviser. Yeaz IV avait d’ailleurs, ironiquement, fréquenté dans sa jeunesse des mouvements très critiques de cette manière de faire. Les arguments se faisaient face depuis des siècles. D’un côté, celles et ceux qui défendaient l’efficience de cette solution, vantaient le fait que le reste des planètes pouvaient bénéficier de paysages préservés, rappellaient qu’une agriculture artisanale pour un usage personnel n’a rien d’interdit (dans certaines limites) et concluaient qu’il n’y avait pas d’autre solution pour nourrir une humanité post-terrienne en constante augmentation, dans des proportions qui donneraient le vertige à un terrien de l’époque pré-expansion. De l’autre côté, celles et ceux qui se désolaient de voir des écosystèmes entiers effacés, quand bien même seraient-ils qualifiés de « mineurs » ou de « communs » par le Ministère, se terrifiaient de voir des planètes entières réduite à une simple fonction, alertaient sur les conditions d’élevage et sur les coûts exorbitants de la géothermie, auraient voulu croire en une humanité plus raisonnée et moins consommatrice, expliquant que certes, la galaxie est immense mais que les exoplanètes n’y sont pas non plus infinies. Selon le Professeur d’Histoire de Yeaz IV, cette opposition était très ancienne et on la retrouvait d’une autre manière depuis la Pré-Expansion.

Ce débat, Yeaz IV n’y pensait que rarement. Cela aurait été bien hypocrite de sa part alors qu’après des années de galère, il avait accepté le seul travail qu’on avait bien voulu lui proposer : inspecteur des normes unifiées. Sur recommandation de son père évidemment, qui avait exercé ce métier jusqu’à la retraite et avait gardé de nombreux contacts dans la Commission Normative. Yeaz IV y avait retrouvé deux de ses frères et sœurs : Yeaz II et V. Depuis longtemps, pour des raisons de clarté administrative, l’humanité avait adopté les numéros comme prénoms. Le nom complet de Yeaz était d’ailleurs beaucoup plus long : Yeaz Branche Tierce Génération 7.2 Matricule Numéro IV. Un peu trop long à dire au quotidien : chacun raccourcissait donc généralement au nom de famille et à un chiffre.

Le croiseur longue-distance avait amorcé son atterrissage dans le spatioport Nord-Ouest de l’Épicentre. Il avait effectué toute la descente sous la surveillance des Contreurs de l’Alliance Fermière, de lourds navires armés, chargés de surveiller les allées et venues et de neutraliser les contrebandiers. Il y avait quelque chose d’un peu inquiétant dans le fait d’être suivi par ces lourdes carlingues noires, entourées d’une nuée de drones et entièrement contrôlées par l’IA de la Ruche. Après une brève manœuvre pour se positionner sur le bon quai, le croiseur arrêta ses machines. Yeaz IV quitta l’ambiance métallique et argentée du Salon d’Occupations et retrouva ses frères et sœurs au Poste de Débarquement. La porte-passerelle s’abaissa dans un grand nuage de fumée. Un décor de sable, de béton et de lumières multicolores se dressa devant eux. Le spatioport était un enchainement de hangars et d’immeubles, de tarmacs goudronnés et de quelques rares espaces vides sableux, dernier vestige d’un désert. Une myriade de robots, semblables à des insectes, évoluaient dans toutes les dimensions de cet espace, du sol au plafond. Juste en face du quai, une projection 3D affichait en couleurs vives et clignotantes : « Huānyíng dans la WSF Numero Dos ». WSF signifiait World’s Size Farm et ce mélange de langues anciennes était l’Omni-Langue, le moyen de communication officiel de la galaxie. Encadrant ce message tape à l’œil, deux gros écrans en lévitation annonçaient en temps réel les cours de chaque denrée.

Yeaz IV connaissait par cœur son emploi du temps : insérer les cartes de mise à jour normative dans les systèmes, vérifier leur bonne exécution, croiser les rapports d’activités pour détecter d’éventuelles anomalies, sélectionner et tester quelques échantillons au hasard, briefer les équipes de techniciens si besoin, contrôler l’application des règles de sécurité, ajuster si nécessaire les quotas de production, dîner avec le Techno-Agronome et noter ses éventuelles doléances, faire de même avec le Représentant Syndical Planétaire. Ça, c’était pour l’Épicentre. Il fallait ensuite prendre un Transporteur Flèche pour aller vérifier le bon fonctionnement de chaque station et sous-station de la planète, pour la culture comme pour la pèche. Malgré la vitesse de déplacement et les procédures automatisées, cela allait lui prendre un bon mois. Heureusement, « 1.4 » n’avait ni champs d’élevage, ni Usines Alimentaires de Viandes, ni Grands Abattoirs. C’était du travail en moins et surtout, l’ambiance de ces complexes à taille de ville, très controversés dans le reste de la galaxie, déprimait terriblement Yeaz IV. Il faisait partie de ceux qui préférait la viande de synthèse et les Laboratoires d’Alternatives à l’ambiance glaciale des abattoirs, où d’innombrables d’animaux mouraient chaque jour, tués non par des hommes mais par des robots impitoyablement consacrés à leur tâche. Sur « 1.4 » au moins, il n’aurait pas à subir cela. En attendant, il n’avait qu’une envie pour faire passer son mal de l’espace : aller passer quelques heures dans le Monde d’À Coté.  

Vous êtes arrivés à la fin de cette lettre. Merci pour votre lecture ! Comme toujours, n’hésitez pas à nous faire part de vos retours. Merci aussi, comme toujours, à Vincent qui nous a proposé une nouvelle ferme imaginaire spatiale.

A bientôt !